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Galadriel, la déesse de l’informatique qui travaillait pour Jargo, avait passé la nuit à tenter de traquer Evan et son ravisseur. Elle avait pénétré des bases de données nationales, s’était infiltrée dans le système informatique du Département de Police d’Austin, en quête de traces, de rapports, du moindre signe d’Evan Casher. Elle s’était faufilée dans une jungle d’informations avec la patience et l’efficacité d’un chasseur traquant sa proie.
Le samedi matin à l’aube, elle appela Jargo pour faire son premier rapport.
Celui-ci réveilla Carrie qui dormait sur le canapé, et Dezz qui se trouvait dans l’autre chambre. Il parla longuement avec Galadriel, puis passa le téléphone à Carrie et se rendit dans sa chambre pour s’occuper d’une affaire privée sur une autre ligne.
« Evan n’a pas utilisé ses cartes de crédit ni accédé à son compte bancaire. Personne d’autre non plus. Rends-moi un service, ma chérie, regarde les fichiers que je viens de t’envoyer. » Galadriel était une ancienne bibliothécaire, une femme corpulente qui, lorsqu’elle n’était pas devant son ordinateur, passait des heures à fignoler des recettes gastronomiques et à visionner des films des années cinquante, époque durant laquelle le monde était, selon elle, meilleur. Elle avait un accent du Sud chaleureux et sa voix évoquait une brave mère de famille. « Dis-moi si tu vois ce que je vois. »
Carrie ouvrit la pièce jointe de l’e-mail. Une liste de messages apparut, prélevés sur les messageries des Casher : un compte privé pour Donna, un pour les e-mails personnels de Mitchell, et un autre professionnel.
« Je viens de m’infiltrer dans la base de données de leur fournisseur d’accès et j’ai copié leurs messages, vu que les gars n’ont pas eu le temps de les consulter quand ils étaient dans la maison », expliqua Galadriel.
Carrie parcourut rapidement les messages du compte de Mitchell. Les quelques e-mails envoyés à son fils ne comportaient rien de très important. Il l’informait de ses progrès au golf, évoquait deux vieux enregistrements de jazz qu’il aimait et qui plairaient sans doute à Evan tout en joignant lesdits morceaux au format numérique. Il demandait également à Evan de passer les voir un de ces jours. Quelques photos de Noël prises par sa mère. Aucun message ne semblait ni codé ni crypté. Il n’y avait pas de pièces jointes douteuses.
Donna Casher utilisait un compte séparé chez le même fournisseur. Ses échanges avec Evan étaient plus fréquents. Le reste de ses e-mails consistait principalement en discussions avec des collègues photographes.
« Vendredi matin, elle lui a envoyé quatre chansons numérisées et deux photos, dit Galadriel. Mais regarde la taille des photos. Elles sont plus grosses qu’elles ne le devraient.
— Les fichiers étaient cachés dedans, dit Carrie.
— Je pense que l’une des photos comportait un programme de décryptage et que l’autre contenait les fichiers. Ainsi, quand Evan télécharge les photos, le logiciel de décryptage se lance furtivement et décode les fichiers contenus dans la seconde photo. Puis il les sauvegarde dans un nouveau dossier au fin fond de son système, à un endroit où il ne mettrait pas le nez en temps normal. Et tout cela sans qu’Evan en sache rien.
— S’il te plaît, explique à Jargo qu’elle aurait pu refiler les fichiers à Evan à son insu.
— Mais s’il savait qu’elle les enverrait, il a pu les voir, ma chérie, répondit Galadriel. Tu sais bien que Jargo n’est pas prêt à courir ce risque. »
Et toi, pensa Carrie, tu as beau être toute mielleuse, tu n’es pas assez stupide pour m’aider quand j’en ai réellement besoin. Elle ne se laissait pas abuser par le ton doucereux de Galadriel. À l’autre bout de la ligne se trouvait une femme d’acier.
« Est-ce qu’il reste des copies sur les serveurs qui ont transmis les fichiers ?
— Effacées. Par Donna, je suppose. Pas folle, la guêpe, commenta Galadriel.
— Donna était-elle ton amie ?
— Je n’ai pas d’amis dans le réseau, ma puce, même pas toi. Il est dangereux de s’attacher.
— On n’a donc aucune piste.
— En fait, si. Donna figurait sur des listes de discussion consacrées à l’opéra et à la littérature. Et sur une liste administrée par un groupe de recherches en généalogie basé au Texas.
— De la généalogie ? répéta Carrie.
— Étonnant, non ? Étrange que Donna s’intéresse à la généalogie.
— En effet. Inutile de retracer son arbre généalogique quand on vit sous une fausse identité. »
Carrie se connecta aussitôt au site Internet du groupe de recherches et trouva un index des messages. Les e-mails provenaient principalement de personnes souhaitant obtenir des informations sur certains noms de familles dans certains comtés du Texas. Chaque message était diffusé à tous les membres grâce à la liste de discussion, ce qui signifiait que tout message adressé à l’adresse du site était reçu par chaque adhérent. Pas vraiment l’endroit rêvé pour un dialogue privé.
« Je viens de faire un recoupement pour savoir quels adhérents ont écrit à Donna, expliqua Galadriel. Va voir le message numéro quarante et un. »
Carrie s’exécuta et tomba sur un e-mail envoyé par un certain Paul Granger :
L’histoire de la famille de Samuel Otis Steiner, à laquelle vous avez fait allusion dans le forum, m’intéresse beaucoup. Ma grand-mère, Ruth Margaret Steiner, née à Dallas et morte à Tulsa, était la fille d’une famille d’immigrants venus de Pennsylvanie. Je peux vous fournir les registres que vous avez demandés concernant la famille Talbott qui était originaire de Caroline du Nord et a déménagé dans le Tennessee avant de réapparaître en Floride. Indiquez-moi s’il vous plaît si vous avez les registres appropriés ou si vous pouvez y avoir accès. Ma fille et moi nous nous rendrons bientôt à Galveston et souhaitons retracer notre histoire jusqu’en 1849. Vous pouvez me contacter au 972.555.3478.
Bien à vous,
Paul Granger.
Carrie retourna à la liste de discussion. Au bas de chaque e-mail se trouvait un lien menant à l’archive en ligne du site. Elle s’y connecta et effectua une recherche sur Samuel Otis Steiner.
Elle ne trouva qu’un seul message concernant Steiner, envoyé par Donna environ deux jours plus tôt. Elle lança une recherche sur le nom de Donna Casher ; ce message était sa seule et unique contribution au groupe de discussion. Elle s’était contentée de demander des informations sur Samuel Otis Steiner.
« De toute évidence, cela n’a rien à voir avec la généalogie, dit Galadriel. C’est un contact.
— Un moyen innocent de communiquer sans éveiller les soupçons. »
Carrie étudia le message à la prose maladroite. Pas de code évident, mais les nombres pouvaient être une clé.
« Ce numéro, de quoi s’agit-il ?
— Une seconde. »
Galadriel la mit en attente, puis reprit la ligne vingt secondes plus tard.
« Ma chérie, c’est un numéro à Dallas. Je suis tombée sur une messagerie. Aucune indication quant à l’identité de l’abonné. Je vais devoir essayer de trouver son nom dans la base de données de la compagnie téléphonique. »
Carrie étudia de nouveau le message.
« 1849. Ça ne te semble pas étrange d’indiquer une date limite dans ce contexte ? Pourquoi vouloir remonter jusque-là et pas plus loin ? Aucun généalogiste ne s’arrêterait à une date précise.
— J’essaie diverses combinaisons, ma puce. Je pense qu’il s’agit d’un code.
— Un code que nous avons utilisé ?
— Ça, je ne peux pas te le dire, ma chérie, mais je vais vérifier. »
Carrie fit claquer sa langue.
« 1849 pourrait être la clé de tout le reste du message. En prenant la première lettre, la huitième, la quatrième, la neuvième, et ainsi de suite. Ou en suivant le même principe, mais avec les mots.
— Trop évident, ma chère, répliqua Galadriel. Je suis en train de consulter le serveur du compte e-mail de Donna Casher. Plus aucun autre message de Paul Granger ni de quiconque.
— Donc, tout ce que nous avons, c’est ce numéro de téléphone à Dallas.
— 1849 pourrait être un code en soi, dit Galadriel. Un avertissement, une instruction, et tout le reste du message, hormis le numéro de téléphone, serait du camouflage. 1849 pourrait vouloir dire “mets les voiles” ou “on s’est fait prendre” ou “passe au Plan B”.
— Ou “appelle ton fils, dis-lui de rentrer à la maison, puis mets les voiles”, dit Carrie. Ce nom de Granger te dit-il quelque chose ?
— Non. J’ai vérifié, il ne figure dans aucune de nos bases de données. Je vais consulter le registre national des permis de conduire, mais il est plus que probable qu’il s’agit d’un pseudonyme. Et Granger n’a envoyé de message ni à Evan ni à Mitchell.
— Localise la provenance de l’e-mail, s’il te plaît, demanda Carrie.
— Déjà fait. Il a été envoyé depuis une bibliothèque publique de Dallas.
— Alors, on fait quoi ?
— Tout converge vers Dallas. Je vais voir si on peut établir une relation entre l’un de nos ennemis connus et la région de Dallas, dit Galadriel, puis elle marqua une pause. Tu bosses là-dessus avec Dezz ?
— Oui.
— Bonne chance, ma puce, dit-elle, compatissante.
— Merci, Galadriel. »
Carrie raccrocha et alla frapper à la porte de Dezz. Il ouvrit au bout d’un moment, tout en éteignant son téléphone portable avant de le glisser dans sa poche. Elle lui expliqua ce qu’elles avaient découvert.
« Qu’est-ce qu’on fait si on s’aperçoit que ce Granger bosse pour le gouvernement ?
— On se tire, répondit Dezz. Loin et vite.
— Ils tueraient Evan. Il ne mérite pas de mourir.
— Ce qu’Evan Casher mérite est susceptible de changer d’une seconde à l’autre. S’il raconte en public ce qui lui est arrivé, c’est comme s’il nous tirait une balle dans les pattes. On se transformerait en canards boiteux et on serait obligés de fermer boutique, pendant au moins un an, et on ne peut pas se le permettre.
— Ça doit être agréable d’avoir si peu de moralité qu’elle tiendrait dans la poche. »
Dezz sourit.
« C’est la putain qui me dit ça. Tu veux que je te prête un peu de conscience ? J’en ai à revendre.
— Il n’est pas nécessaire qu’Evan meure s’il peut nous aider. Il m’écouterait. Il ne sait rien, il ne constitue pas une menace.
— C’est ce que tu penses ?
— En effet.
— Tu penses beaucoup, dit Dezz. Tu as le cerveau en ébullition.
— Au moins il sert à quelque chose.
— Tu parles. Tu as merdé en ne trouvant pas ces fichiers. »
Elle fit semblant de ne pas l’entendre.
« Dis-moi la vérité, rayon de soleil. Est-ce qu’il est au courant pour les Deeps ?
— Non, répondit-elle. Non, il ne sait rien. J’en suis certaine. »
Elle vit qu’il ne la croyait pas. Elle se versa une tasse de café. Jargo sortit de sa chambre, pâle.
« Le chauve, dit Jargo. Il a été formellement identifié par nos elfes d’après les registres téléphoniques de sa messagerie et les fichiers de l’état civil. Son nom est Joaquin Gabriel. Un ancien de la CIA. Les elfes vérifient chaque information à son sujet pour découvrir où il pourrait planquer Evan Casher.
— Pourquoi Gabriel voudrait-il mettre la main sur Evan ? Qu’est-ce qu’il faisait à la CIA ? demanda Carrie, un frisson d’horreur lui parcourant lentement le dos.
— La CIA. On est complètement baisés, dit Dezz.
— Ça fait des années qu’il s’est fait foutre dehors, expliqua Jargo.
— Peut-être qu’il a repris du service, suggéra Dezz.
— Gabriel faisait le ménage en interne, poursuivit Jargo.
Il est ce qu’on appelle un « appât à traîtres ». Il recherche les gens qui pourraient nuire à la CIA de l’intérieur.
— Merde, fit Dezz.
— M. Gabriel à un compte régler avec moi. »
Le téléphone de Jargo sonna de nouveau. Il écouta, hocha la tête, raccrocha.
« Le gendre de Gabriel possède une résidence secondaire près d’Austin. Dans une ville nommée Bandera. Il se planque peut-être là-bas. C’est juste à une heure de route.
— Excellent, dit Dezz. Je commençais à trouver le temps long. »
Et il mima un pistolet avec ses mains, tira entre les yeux de Carrie.